- CHÔMAGE
- CHÔMAGEDepuis le début des recherches sur le chômage, la définition du chômeur a présenté de grandes difficultés. C’est que le chômage n’est pas seulement le non-emploi ou le non-travail. Il fait intervenir les aptitudes et les tendances d’un individu, son statut, et aussi les institutions, notamment administratives, de la société dont il fait partie. On ne saurait donc s’étonner des approches successives et diverses d’un concept dont dépendent toutes les analyses qui peuvent être faites des populations de chômeurs et de la situation de chômage.Comme l’observait Louis Reboud dans la première édition de l’Encyclopædia Universalis , aussi longtemps que le chômage a été considéré comme un phénomène résiduel qui devait se résorber automatiquement, on s’est peu préoccupé d’en mesurer l’importance et d’en étudier la consistance. Il faut attendre l’entre-deux-guerres et surtout la grande crise des années trente pour voir apparaître des études statistiques. Après une période d’incertitude conceptuelle, où se trouvaient juxtaposés les repères tout empiriques des pratiques administratives et les définitions théoriques et formelles des économistes, les conférences internationales des statisticiens du travail se sont efforcées de donner un sens précis au concept de chômeur. À travers bien des controverses, des hésitations et des revirements, les conférences de 1925, 1934, 1947, 1958 et 1982, notamment, ont permis d’approfondir la notion.D’une façon générale et formelle est considéré comme chômeur l’individu qui, ne travaillant pas, est capable de travailler et veut travailler. C’est le chômeur involontaire des économistes. D’une façon plus précise et plus opératoire, les statisticiens tentent de déterminer les caractéristiques repérables des individus sans travail qui correspondent à cette définition.Une autre approche, complémentaire, est de type sociologique. Si elle concerne plus les chômeurs que le chômage en lui-même, son succès est évidemment lié au développement, considérable depuis vingt ans, du phénomène qui la suscite et des mesures destinées à en combattre les effets aussi bien que les causes.1. Définition et mesure«Mais en réalité le concept quantitatif s’élabore à partir des procédés de mesure.» (R. Carnap, Les Fondements philosophiques de la physique .)«Le fond du problème est qu’il n’existe pas une “bonne” mesure du chômage, valable en tous lieux et en tous temps.» (O. Marchand).Bien que le statut de chômeur ne date que des années trente (Baverez et al.), l’appréhension du phénomène paraît évidente: il suffit de compter ceux qui «ne travaillent pas» alors qu’ils «veulent travailler». Les difficultés commencent quand on veut préciser les situations entre guillemets de manière à pouvoir isoler les individus correspondants et mesurer la grandeur ainsi définie. Il faut notamment distinguer entre l’emploi , le chômage et l’inactivité (termes à définir), ainsi qu’entre le simple souhait («Je voudrais travailler...») et la recherche d’emploi (accomplissement de démarches).Ces difficultés continuent quand on s’aperçoit qu’il existe deux sortes de sources d’informations chiffrées sur le chômage: les opérations ad hoc, conçues spécialement pour le mesurer (seul ou avec d’autres phénomènes sociaux), et les sous-produits d’une activité administrative le concernant. Dans la première catégorie se trouvent les enquêtes par sondage et les recensements de la population; dans la seconde, l’exploitation des fichiers des bureaux de placement et d’aide aux chômeurs. Il faut immédiatement remarquer que, dans ce dernier cas, les effectifs des inscrits auprès de ces bureaux peuvent varier de façon indépendante du chômage: il suffit, par exemple, que l’indemnisation cesse de concerner une certaine catégorie de personnes déjà inscrites pour que ses effectifs baissent et, avec eux, le nombre de chômeurs comptabilisés à partir de cette source administrative.Mais cette manière de voir est encore fausse. La théorie des mesures physiques montre qu’on ne peut définir la grandeur préalablement à sa mesure (voir, par exemple, Carnap); nous essayerons de donner l’intuition qu’il en est de même pour la mesure du chômage. On rattache notamment à la procédure de mesure le mode de collecte, la conception des questionnaires destinés aux opérations ad hoc ou les catégories instituées des bureaux de placement ainsi que l’exploitation des réponses en vue de construire les tableaux chiffrés. On verra que cette procédure de mesure est un élément de la construction de la définition du phénomène mesuré, définition que nous appellerons «opératoire».Il existe donc, dans un pays donné, une pluralité de procédures de mesure et de définitions. Nous vérifierons dans le cas français qu’il est pratiquement impossible de les comparer. En outre, comparer entre pays l’importance du chômage et son évolution nécessite une définition et une procédure si possible communes et indépendantes des réglementations nationales en vigueur. C’est ce qu’ont essayé de construire les statisticiens du travail sous l’égide du Bureau international du travail (B.I.T.). Leurs dernières «recommandations» datent de leur XIIIe conférence (1982); elles sont plus ou moins suivies lors des enquêtes nationales annuelles (parfois trimestrielles) auprès des ménages, et servent pour l’harmonisation des statistiques nationales par des organismes internationaux comme le B.I.T., l’O.C.D.E., ou la C.E.E. La tentative la plus élaborée d’harmonisation autour de la définition du B.I.T. est réalisée par l’Office statistique de la Communauté européenne (Eurostat); ses résultats toutefois sont loin d’être entièrement satisfaisants.Contrairement aux apparences, le chômage est une forme d’activité: est présumé «actif» celui qui participe ou désire actuellement participer à la production nationale. La notion de «population active» est en effet destinée à exprimer la potentialité de travail au sein d’une économie. Elle répond à la question: combien de personnes sont-elles employées ou susceptibles de l’être à court terme? Dans cette optique, on «ne considère plus le chômage comme un problème social, mais comme un problème économique» (Besson & Comte); très schématiquement, on passe de l’idée de chômeur comme «pauvre méritant» à la conception du chômeur comme «stock de facteur travail invendu». De fait, la question depuis 1945, pendant la période de reconstruction et de croissance, était de repérer combien de personnes se trouvaient sur le «marché du travail» ou en étaient proches – prêtes à produire. La relation à l’emploi était alors largement dépourvue d’ambiguïté. D’où les partitions emboîtées de la population résidente: population totale = population active + inactifs; population active = actifs occupés + chômeurs.Mais il faut bien noter que, si à tout instant et par définition les égalités précédentes sont vérifiées, emploi et chômage ne varient pas nécessairement en sens inverse l’un de l’autre; l’arrivée permanente de nouveaux actifs sur le marché du travail (jeunes et femmes auparavant inactifs) et le retrait du marché (départ à la retraite, abandon de recherche d’emploi) constituent les deux autres «termes cachés» de l’égalité ci-dessus.La crise économique, cependant, prolongée d’une croissance ralentie, a rendu cette nomenclature de moins en moins opératoire par suite d’une importante extension des situations intermédiaires (le «halo» de M. Cezard) entre chômage, emploi et inactivité (fig. 1).Les recommandations du B.I.T.Fortement marquée par la conception économique du chômage et aussi générale que possible, afin d’être utilisable pour tout pays, la définition internationale est en fait une série de recommandations permettant de circonscrire et de dénombrer les actifs occupés, les chômeurs et les inactifs.Mais le travail n’est pas une marchandise comme les autres. La capacité productive d’un pays dépend non seulement du stock de travailleurs physiquement et intellectuellement capables d’être utilisés, mais aussi du nombre de travailleurs qui désirent travailler, et qui ne seront connus que s’ils manifestent ce désir: la mesure de cette quantité supplémentaire disponible passe ici par la détermination de l’attitude des individus (les chômeurs et, éventuellement, une partie des inactifs). Encore faut-il que ce désir les amène à être présents sur le marché, d’où la double nécessité de la «démarche effective» et de la disponibilité. L’examen de la subjectivité des individus n’empêche pas de privilégier les situations de fait dotées d’une certaine permanence.Pour déterminer ce qu’est la quantité «supplémentaire» encore faut-il savoir précisément ce qu’on entend par quantité déjà utilisée dans le production. Là encore, la définition internationale privilégie la situation de fait. Elle repère celle-ci à partir d’un indice qu’on juge souvent fort mince: avoir participé «une heure au moins» à une activité remunérée au cours d’une certaine période; mais l’action des autres critères vient renforcer la sélection des chômeurs.Ainsi, selon le B.I.T., un chômeur est un individu ayant «dépassé un âge spécifié», qui, «au cours d’une période de référence», est «sans travail», est «disponible pour travailler dans un emploi salarié», a «pris des dispositions spécifiques au cours d’une période récente spécifiée pour chercher un emploi salarié ou non salarié». Il est précisé dans les recommandations que le critère de recherche peut être abandonné dans les «situations où les moyens conventionnels de recherche de travail sont peu appropriés», que le critère de disponibilité doit être précisé «pour tenir compte des circonstances nationales» et que les personnes qui ont pris des dispositions pour avoir un emploi postérieurement à la période de référence «devraient être considérées comme chômeurs». Enfin, il est dit que, «dans la pratique, on peut interpréter la notion de “travail effectué au cours de la période de référence” comme étant un travail [rémunéré] d’une durée d’une heure au moins».Le chômage dans le cas françaisExaminons maintenant, à partir de l’exemple français, les diverses sources et définitions pour le chiffrage du chômage (cf. tableau).D’après le recensement général de la population (R.G.P.)Les contraintes du R.G.P. (ampleur de l’opération, coût, fait que le questionnaire est rempli sans l’aide de l’agent recenseur, nécessité d’une certaine invariance du questionnaire pour disposer de séries longues homogènes) imposent l’utilisation d’un questionnaire relativement simple, demandant des réponses elles aussi simples. Le R.G.P. permet ainsi de réaliser une partition entre l’emploi, le chômage et l’inactivité grâce à deux questions: l’une portant sur l’activité exercée, l’autre demandant de se situer par rapport à quelques situations d’inactivité ou de se déclarer spontanément chômeur (sans dire explicitement qu’on ne cherche pas d’emploi). Cette décomposition très simple n’est évidemment pas exempte d’incertitude (en particulier, aucune question ne porte sur la disponibilité et la recherche effective) et ne permet pas de clarifier les situations dans le «halo»; a fortiori, on doit prendre beaucoup de précautions pour comparer entre deux recensements, des réponses sur les cas limite.L’I.N.S.E.E. met en œuvre l’E.E. en mars de chaque année depuis 1982 (l’expérience d’une enquête trimestrielle a été lancée en août). Le «champ» couvert est la population des ménages «ordinaires», soit l’ensemble des occupants d’une unité d’habitation fixe, privée, considérée comme résidence principale. La technique employée est celle d’un sondage aréolaire au 1 : 300: on constitue un échantillon de 2 000 aires géographiques dans lesquelles tous les ménages (65 000 environ au total, soit 135 000 personnes) sont interrogés. L’échantillon est renouvelé par tiers chaque année, ce qui fait de l’E.E. une source en principe moins précise que l’A.N.P.E. pour les comparaisons d’une année sur l’autre; mais elle est mieux adaptée à l’étude à moyen terme en raison des changements réglementaires qui affectuent alors généralement la source administrative.Depuis 1975, le concept de chômage utilisé est «au sens du Bureau international du travail», mais la manière d’en obtenir la mesure a changé en 1982 et en 1990: le chômage «au sens du B.I.T.» n’est défini ni par la déclaration spontanée, ni par la situation juridique des individus, mais par un jeu de critères mis en œuvre dans un questionnaire détaillé, élaboré par les instituts statistiques nationaux.En adaptant au contexte français les recommandations du B.I.T. de 1982, l’I.N.S.E.E. a construit un questionnaire visant les personnes ayant atteint ou dépassé quinze ans l’année de l’enquête. Elles sont réparties en trois catégories entendues «au sens du B.I.T.» et en fonction de leur situation pendant une «semaine de référence»; une série de tris sont opérés à partir de batteries de questions («filtres»).– La population active occupée (P.A.O.) est une notion assez extensive. En effet, pour apparaître comme pourvu d’un emploi (salarié ou non), il suffit soit d’avoir travaillé «ne serait-ce qu’une heure» au cours de la semaine de référence, tout en «déclarant avoir une activité professionnelle effective», soit d’avoir «conservé un lien formel avec l’employeur» cette semaine-là (par exemple, continuation du contrat de travail).– Les chômeurs sont les individus sans emploi, qui ont fait une démarche effective depuis un mois pour en rechercher un (l’inscription à l’A.N.P.E. est considérée comme une démarche effective) et sont «disponibles pour travailler sous quinzaine». On obtient ainsi la population sans emploi à la recherche d’un emploi (P.S.E.R.E.) à laquelle on ajoute les personnes actuellement sans emploi mais qui en ont «trouvé un commençant ultérieurement» pour obtenir les chômeurs «au sens du B.I.T.».– Les inactifs sont les personnes qui n’entrent dans aucune des deux catégories précédentes.Les réponses obtenues permettent donc ici de repérer une situation par rapport au marché du travail, définie par la personne elle-même ou matérialisée par ses actes, mais, dans un cas comme dans l’autre, l’origine de cette situation n’est pas prise en compte. En ce qui concerne le repérage des chômeurs, ce qui prime, c’est la volonté d’accéder au marché du travail, ce qui rend donc équivalents, de ce point de vue, la femme qui reprend une activité, le jeune qui sort du système scolaire, l’ouvrier licencié qui se réinsère. Une telle conception égalitariste et universaliste est difficile à appliquer quand se multiplient les situations intermédiaires diverses.D’après l’A.N.P.E.L’Agence nationale pour l’emploi est l’échelon national des agences locales pour l’emploi; celles-ci fonctionnent comme des agences de placement, recueillant offres et demandes. S’inscrire à l’A.N.P.E., pour chercher un emploi ou un autre emploi, résulte d’une démarche volontaire: il faut donc penser qu’on y a intérêt, et cela dépend de la réglementation en vigueur, en particulier du lien entre inscription et jouissance de certains droits (actuellement, le droit à la sécurité sociale est déconnecté de l’inscription, mais le droit aux allocations chômage lui est généralement lié).Les demandeurs d’emploi inscrits sur les fichiers à la fin de chaque mois (D.E.F.M.) sont répartis en cinq catégories, dont seules les trois premières peuvent être rapprochées des chômeurs au sens du R.G.P. ou du B.I.T., car les deux autres concernent des personnes non disponibles ou déjà pourvues d’un emploi. Les D.E.F.M. de catégorie 1 sont à la recherche d’un emploi à durée indéterminée à temps plein; ceux de catégorie 2, d’un emploi à durée indéterminée à temps partiel; et ceux de catégorie 3, d’un emploi à durée déterminée temporaire ou saisonnier. Tous sont donc, en principe, sans emploi et immédiatement disponibles. Le nombre des D.E.F.M. des trois catégories est publié mensuellement, mais, quand on parle du «chiffre mensuel du chômage», c’est au total de la première catégorie qu’on fait allusion.Selon les époques, on accuse contradictoirement cette statistique de comprendre ou de ne pas dénombrer de «faux chômeurs» – découragés de chercher –, de «faux travailleurs» – bénéficiaires de stages divers – ou de «faux inactifs» – bénéficiaires de préretraites ou dispensés de recherche d’emploi. En fait, comme nous l’avons dit, le chiffre publié découle non de l’analyse de situations ou de comportements, mais de la conjonction de l’application d’une réglementation et d’une demande de placement et d’aide de la part d’individus. Son avantage est qu’il est rapidement disponible, alors qu’il faut attendre quatre à huit mois les résultats de l’enquête annuelle. Source d’information conjoncturelle sur le chômage, l’évaluation découlant de l’activité administrative offre également l’intérêt de s’exercer à un niveau géographique très fin, permettant, par exemple, l’étude des bassins d’emploi.Le «halo du chômage»La hausse rapide du chômage à partir de 1975 a incité l’État à prendre une série de mesures visant à rendre supportable le phénomène par la société. Les gouvernements se sont donc efforcés de soulager les effets individuels du non-emploi et d’en diminuer certaines causes en offrant à certaines catégories de personnes un statut plus valorisant que celui de chômeur (stagiaire en formation, préretraité, dispensé de recherche d’emploi, bénéficiaire de contrat de solidarité, d’insertion, etc.): c’est ce que l’on a surnommé le traitement social du chômage. Les politiques de gestion des ressources humaines par les firmes ont aussi évolué: recours accru à l’intérim et aux contrats à durée déterminée, plans «sociaux» d’accompagnement des restructurations, utilisation des nouveaux statuts créés par les politiques de traitement social.Ces mesures ont largement contribué à l’apparition d’un «halo» du chômage en multipliant la création d’emplois «hors norme» (ou «formes particulières d’emploi»), rendant ainsi imprécis, sinon aléatoires certains classements dans les trois catégories fondamentales, chômage, emploi, inactivité. Cela aboutissait également à diminuer le nombre de chômeurs officiellement recensés et donnait lieu à controverse sur le nombre des chômeurs, encourageant l’effort des statisticiens pour réduire les incertitudes du chiffrage ou, tout au moins, les cerner avec le plus de précision possible.Un effort d’autant plus nécessaire que les franges elles-mêmes du chômage se modifient: ainsi, en France, de plus en plus de personnes s’éloignent du marché du travail, soit qu’elles déclarent chercher un emploi mais ne sont pas disponibles, soit qu’elles n’aient pas commencé leurs recherches ou les aient abandonnées, souvent par découragement (Cezard et al.).Ainsi, la diversité des définitions et des sources est justifiée par le caractère protéiforme du phénomène. Encore convient-il de bien les connaître, pour savoir exactement ce qu’il est permis d’en tirer à l’analyse.Divergence des mesures et mesure des divergences«Toute estimation d’un niveau de chômage repose sur un certain nombre de conventions quant à la définition a priori retenue du chômage et quant à la façon d’appliquer cette définition, c’est-à-dire pratiquement d’en effectuer la mesure» – ce que nous avons appelé la définition opératoire. En définitive, «il n’existe pas un nombre de chômeurs à un moment donné mais différents indicateurs [...]. L’important n’est pas de trancher entre ces indicateurs, mais plutôt d’adopter une définition et une façon de mesurer les plus stables au cours du temps» (I.N.S.E.E., note interne 425/431, 15 févr. 1984). Pourtant, relève O. Marchand, «même en s’efforçant de garantir la stabilité de la mesure au cours du temps, on n’est pas sûr de pouvoir vraiment comparer les chiffres obtenus, car une convention semblable peut s’avérer plus ou moins adaptée d’une période à l’autre, du fait de l’évolution du marché du travail et des normes sociales».Les trois critères (être sans emploi, en chercher un, être disponible pour l’occuper) ne sont pas appliqués de la même façon dans l’E.E. et la nomenclature du fichier A.N.P.E. (sans parler du R.G.P.). Comprendre qu’une pluralité de mesures complémentaires vaut mieux qu’une mesure unique, forcément imparfaite, ferait disparaître le scandaleux amalgame, qui peut tenter certains, entre divergence de mesures et existence de «faux chômeurs», donc de fraudeurs.Montrons concrètement, avec O. Marchand, comment les différences entre les définitions opératoires ainsi que l’existence des «franges» du chômage produisent des divergences de résultats en comparant les chiffres des chômeurs au sens du B.I.T. et ceux des D.E.F.M. (fig. 2 et 3). L’écart entre les chômeurs au sens du B.I.T. et les D.E.F.M. de catégories 1, 2, 3 a augmenté de 450 000 personnes de mars 1986 à mars 1991. Bien plus, les deux indicateurs varient en sens inverse depuis 1989, alors qu’ils avaient jusqu’alors varié dans le même sens. Il faut donc expliquer les différences de niveau et d’évolution entre les deux évaluations.La différence de niveau en 1991 . Une première explication est d’ordre technique et a pour origine la différence de sources: l’inscription à l’A.N.P.E. concerne l’ensemble des ménages, tandis que l’enquête Emploi ne concerne que les ménages ordinaires (hors collectivités et nomades); on évalue, depuis mars 1985, à environ 35 000 la population hors ménages ordinaires inscrite à l’A.N.P.E. et se trouvant au chômage au sens du B.I.T. D’autres différences ont pour origine les divergences des définitions opératoires. En mars 1991, on dénombrait (en milliers) 2 204 chômeurs B.I.T. et 2 906 D.E.F.M. de catégories 1, 2, 3; cette divergence s’analyse en trois étapes.En premier lieu, 323 chômeurs B.I.T. ne sont pas inscrits. Il s’agit notamment de femmes adultes qui cherchent à reprendre une activité par leurs propres moyens et, plus généralement, de personnes qui considèrent l’inscription comme inutile (elle ne leur apporte aucun avantage dans la recherche ou les droits sociaux) ou de chômeurs qui ont en fait trouvé un emploi commençant ultérieurement et ne se considèrent plus comme inscrits.En deuxième lieu, 2 626 personnes déclaraient lors de l’enquête être inscrites à l’A.N.P.E. Parmi elles, 1 881 + 35 étaient à la fois chômeurs B.I.T et D.E.F.M., alors que 710 (272 + 315 + 123), soit près du quart, ne remplissaient pas les conditions pour être chômeurs B.I.T. En effet, il s’agissait soit d’inactifs (123 indisponibles pour maladie ou raison familiale et 315 – dont la moitié de plus de cinquant-cinq ans – «chômeurs découragés» ne cherchant pas ou plus un emploi), soit d’actifs (272) ayant travaillé au moins une heure au cours de la semaine de référence (cela est parfaitement légal en général: les D.E.F.M. peuvent exercer une «activité réduite»). Le développement de cette catégorie a suivi celui du travail précaire, ce qui ne veut d’ailleurs pas forcément dire qu’il s’agisse de «petits boulots» (l’activité exercée est à temps plein dans près d’un cas sur deux, en 1989, mais il est probable qu’elle est temporaire). Il reste donc un écart résiduel, malaisé à interpréter, de 280 D.E.F.M. de catégories 1, 2, 3, qui ne se sont pas déclarés tels lors de l’enquête, et qui ne sont pas chômeurs au sens du B.I.T.L’accroissement de la différence de niveau entre 1986 et 1991 . «Extension du découragement, développement des activités d’attente et passages plus fréquents par l’A.N.P.E. lorsqu’on cherche un emploi expliquent, selon T. Lacroix, l’écart croissant entre D.E.F.M. et chômage au sens du B.I.T.»; à quoi on peut ajouter une augmentation plus rapide de l’activité que des créations d’emploi, de 1987 au début de 1989. Pour G. Cornilleau, la divergence d’évolution quantitative apparue entre les deux populations de «chômeurs» a pour origine la différence de nature de ces dernières.L’A.N.P.E., qui fait une application très souple des trois critères du chômage, «accueille quant à elle plus facilement des personnes aux marges de l’emploi et du chômage» (activité réduite ou «petits boulots») ou aux marges de l’inactivité et du chômage (chômeurs découragés, personnes qui se contentent d’une recherche épisodique et peuvent conserver leur inscription puisque, en dehors de rares contrôles, une simple déclaration de maintien d’inscription en fin de mois suffit). Au contraire, la catégorie de chômeurs B.I.T. accueille soit des personnes dont les efforts de recherche ont été couronnés de succès et qui commencent ultérieurement leur nouveau travail, soit des chômeurs qui semblent devoir se consacrer à temps plein à leur recherche, puisque les critères appliqués sont très extensifs en matière d’activité (au moins 1 heure) et plus exigeants en matière de recherche (démarche spécifique pour les non-inscrits, confirmation de la recherche pour les inscrits). Ainsi, les chômeurs B.I.T. seraient les «personnes les plus actives sur le marché du travail et les plus employables».Le chômage selon EurostatUne partie très importante de l’activité d’Eurostat est consacrée à l’élaboration et à la mise en œuvre de conventions statistiques afin que l’information lui arrive dans un cadre cohérent. L’enquête sur les forces de travail (E.F.T.) n’est pas à proprement parler une enquête communautaire: c’est le résultat de l’application du cahier des charges Eurostat (concernant principalement les grilles de définition et l’échantillonnage, mais non la logique d’ensemble du questionnaire) aux enquêtes nationales par sondage concernant l’emploi: le fichier de réponses obtenu est d’abord traité selon les normes nationales pour donner les chiffres nationaux de l’emploi et du chômage, puis il est retraité («transcodé») dans l’optique communautaire et envoyé à Eurostat à Luxembourg, qui en fait l’exploitation. Les résultats au niveau communautaire apparaissent ainsi être le fruit d’une enquête unique, l’E.F.T.Le principe d’exploitation est le suivant: à partir d’une situation décrite par des réponses au questionnaire national (par exemple, recherche d’emploi), et en fonction des réponses qu’Eurostat peut en déduire à ses propres questions («oui» à «Avez-vous répondu à des petites annonces?» ou à «Êtes-vous inscrit à un bureau de placement?»), l’office européen conclut que telle catégorie de personnes est dans telle situation correspondant à sa grille d’analyse («recherche active d’emploi», dans notre exemple). Bien sûr, le travail est d’autant plus facilité que le questionnaire national suit de près, comme celui d’Eurostat, les recommandations du B.I.T. Celles-ci amènent à poser, d’une manière ou d’une autre, les questions de fond suivantes: «Avez-vous “travaillé” au cours de la semaine?», «Cherchez-vous un “emploi”?», si oui, «Quel “acte de recherche” avez-vous fait?», «Êtes-vous “disponibles”?»L’interprétation européenne des recommandations du B.I.T. conduit à une définition «largement conforme» à celles-ci, à deux réserves près. D’une part, certaines de ces recommandations sont susceptibles d’interprétations nuancées, et l’office statistique européen n’a pas voulu imposer ces normes aux offices nationaux dont le degré d’adhésion aux recommandations du B.I.T. est variable (par exemple, le choix fait par le B.I.T. de classer les militaires du contingent parmi les actifs occupés étant souvent rejeté, Eurostat a été amené à faire le choix contraire).D’autre part, s’il était possible de comparer des effectifs correspondant aux mêmes contenus de réponses d’une population «qui ne diffère que par la nationalité», alors les chiffres ne traduiraient que les ressemblances et les différences du même phénomène de chômage dans chaque pays. Mais il ne s’agit pas seulement d’une différence de carte d’identité entre les personnes interrogées! Les différences peuvent avoir une origine technique: le plan de sondage peut être un tirage de logements (échantillon aréolaire) ou de personnes; la périodicité peut être variable; les questions de fond évoquées plus haut peuvent «passer» de manière différente (interview ou réponse écrite); la manière dont le fichier est redressé (cas des personnes absentes, traitement des non-réponses) peut également différer. La logique même du questionnaire peut changer si l’organigramme de tri utilisé pour construire la population des chômeurs autour des trois sous-ensembles fondamentaux, actifs occupés, chômeurs et inactifs, n’est pas dans le même ordre: l’ordre des questions influe sur les réponses ou le contenu informatif obtenu, et il diffère selon les questionnaires nationaux.Donnons deux exemples:– si la question «Êtes-vous inscrit à un office public?» n’est posée qu’aux personnes ayant répondu auparavant par l’affirmative à la question «Cherchez-vous un emploi?», la catégorie «inscrit mais ne cherche plus» ne peut apparaître, et cela minore le nombre des inscrits;– si l’on considère que l’inscription à un office public vaut disponibilité, on ne posera pas la question «Êtes-vous disponible pour travailler?» aux personnes qui ont déclaré être inscrites. Le nombre des personnes classées inactives parce qu’elles ne sont pas disponibles sera diminué et le nombre des chômeurs augmenté (cas du questionnaire italien). Bien plus, cela va rendre impossible à Eurostat d’isoler, pour le pays en question, les personnes inscrites mais ne cherchant plus et celles qui sont inscrites mais non disponibles.Notons qu’il ne faut pas chercher à comparer les chiffres d’Eurostat et les chiffres nationaux, à moins d’avoir une connaissance approfondie des champs d’investigation, des définitions, des questionnaires et des méthodes d’exploitation. Par exemple, la comparaison est impossible en ce qui concerne une variable aussi «évidente» que l’âge, avec le questionnaire français: l’E.E. retient l’âge atteint au cours de l’année de l’enquête, et l’E.F.T., l’âge atteint au cours de la semaine de référence. Donc, pour une borne inférieure donnée, l’E.E. comptabilise en plus d’Eurostat tous ceux qui sont nés entre le 15 mars et le 31 décembre, soit un peu plus des trois quarts d’une tranche d’âge. Pour le reste, en particulier pour les critères du chômage, la compatibilité entre l’E.E. et l’E.F.T. est très satisfaisante, les deux serrant au plus près la définition du B.I.T.Au-delà, cependant, des différences d’ordre technique, la manière dont sont finalement obtenues les réponses aux questions de fond n’est pas neutre; la logique interne d’un questionnaire révèle la conception dominante qu’on a du chômeur dans un pays donné, comme l’a montré une étude de J.-L. Besson et M. Comte:– le chômeur allemand est appréhendé par sa situation au regard du système de protection sociale (notamment l’origine de ses moyens d’existence);– le chômeur français est défini par les déclarations concernant sa situation: il correspond mieux à la définition internationale;– le chômeur anglais est strictement repéré sur le marché du travail, indépendamment de sa situation administrative;– le chômeur italien, au contraire, est administrativement défini, principalement par son inscription à l’Office d’emploi.L’étude détaillée du questionnaire italien et l’enquête de Besson et Comte montrent que le critère de disponibilité n’est pratiquement pas utilisé pour les tris. Les auteurs l’expliquent par le fait que, dans ce pays, les pratiques culturelles, institutionnelles et sociales font qu’il n’est pas besoin d’être disponible pour être chômeur; le questionnaire n’en fait pas une question déterminante dans la répartition en sous-populations et, par conséquent, Eurostat ne peut pas «récupérer» le résultat de tris effectués sur ce critère. C’est là un exemple un peu extrême de résistance nationale à la standardisation communautaire. Mais les statisticiens italiens devraient-ils utiliser un critère qui ne correspond pas à la pratique des individus interrogés, uniquement pour satisfaire un souci abstrait d’harmonisation, c’est-à-dire ici de soumission à des normes «étrangères» au sens fort du terme? Le contre-exemple allemand ne paraît pas déterminant: si la disponibilité n’est pas un élément de la définition du chômeur allemand mais que la question soit cependant posée de telle sorte que la définition Eurostat devienne applicable, c’est certainement parce que, d’après les auteurs, dans le contexte allemand, la disponibilité semble avoir un sens beaucoup plus clair que dans le cas italien. Les auteurs remarquent aussi que le questionnaire italien ne semble pas tenir compte de l’ancienneté de l’acte de recherche, mais cela ne devrait pas affecter, par exemple, la comparabilité avec la France où le pointage mensuel par courrier (quasi automatique) n’est pas forcément le signe d’un réel effort de recherche d’emploi.Si la périodicité de l’E.F.T. est annuelle, le délai de publication de ses résultats est de l’ordre de deux ans. Aussi est-il nécessaire, pour la gestion courante, de disposer d’autres données à intervalles plus rapprochés. Eurostat publie mensuellement, dans son bulletin Chômage , des «taux nationaux standardisés»; ils sont obtenus par application aux résultats nationaux de l’E.F.T. des évolutions des indicateurs mensuels publiés, dans chaque pays, par les offices d’indemnisation depuis la dernière enquête connue (ces indicateurs auront été auparavant corrigés afin de les rapprocher de la définition Eurostat, en particulier sur le critère de la disponibilité). «Malgré cette standardisation partielle, pouvait-on lire dans Informations de l’Eurostat (numéro spécial de 1988), les données se prêtent uniquement à une analyse des tendances de l’évolution et non à des comparaisons de niveau entre les États membres» – en supposant qu’un changement de réglementation ne vienne pas, dans tel ou tel pays, modifier cette évolution sans rapport avec l’évolution du nombre des chômeurs. En fait, comme le notent Besson et Comte, la meilleure raison d’admettre l’hypothèse d’une évolution semblable de l’indicateur Eurostat et de l’indicateur de source administrative, c’est l’impossibilité de s’en passer.La standardisation communautaire des statistiques est donc peu satisfaisante, tant chaque fichier se trouve en quelque sorte nationalement conditionné, et peu sûre la comparabilité des données entre les pays. La situation est d’ailleurs insoluble, puisque soit l’harmonisation des pratiques statistiques progresse et les chiffres s’éloignent des réalités nationales, soit on assiste à une convergence des réalités sociales du chômage et la standardisation perd sa raison d’être.Besson et Comte font toutefois l’hypothèse que le niveau européen présente un degré d’homogénéité significatif: le «chômeur européen» a ainsi pour caractéristiques d’être «public» et «manifeste». Public, car il s’insère «en tant que tel dans une série de dispositifs publics» concernant tant les secours ou la formation (du demandeur) que la prise en charge de sa demande d’emploi (dispositif d’insertion ou de réinsertion); à des degrés divers, les sociétés européennes se reconnaissent des devoirs à l’égard des chômeurs et en chargent les États, alors que le chômeur américain est conçu selon le mode économique, individualiste et privé. Manifeste, car «toute demande d’emploi, voire tout désir de travail, tend, en Europe, à s’exprimer sous forme de chômage» apparent sur le marché ou dans les dispositifs institutionnels, alors qu’un tel mouvement est, par exemple, «refoulé» au Japon. Les divergences entre pays européens seraient alors la conséquence de la forte dimension institutionnelle du chômage européen, les héritières de la diversité des histoires et des traditions nationales.Le problème habituellement posé en termes techniques de l’exactitude du résultat de la mesure ou de la comparaison est intrinsèquement redoublé d’un problème épistémologique de signification du résultat et de pertinence de la comparaison.2. Sociologie du chômageL’approche statistique a été longtemps régie par la loi de la discontinuité: la mesure du chômage impliquait une coupure tranchée entre les chômeurs et les non-chômeurs (actifs ou inactifs). Mais la volonté de travail et la capacité de travail, qui font de l’homme sans emploi un chômeur, ne sont pas des absolus. D’une part, la volonté de travail comme la capacité de travail comportent des degrés : on peut désirer un emploi salarié avec plus ou moins d’intensité; on peut avoir une santé plus ou moins bonne. Les économistes ont reconnu l’existence d’une «force de travail secondaire» (Wilcock). D’autre part, la volonté de travail et la capacité de travail sont relatives : elles dépendent de conditions sociales globales et partielles. En période de haut emploi, certains individus deviennent «employables»; le handicap physique peut être neutralisé par une adaptation des postes de travail aux possibilités individuelles. Ainsi la volonté de travail et la capacité de travail peuvent-elles être considérées comme des variables sociologiques.L’approche sociologique, loin d’être spéculative et formelle, renouvelle l’approche statistique. Elle incite les spécialistes du dénombrement à multiplier extensivement non les catégories de chômeurs, mais les catégories intermédiaires entre la catégorie des chômeurs dont la capacité et la volonté de travail sont les plus fortes, et la catégorie des véritables inactifs aussi bien que celle des personnes pleinement employées. Les statisticiens de l’I.N.S.E.E. (Institut national de la statistique et des études économiques) ont, par exemple, introduit de façon très légitime la catégorie et le concept de «chômeur marginal» (enquête «Emploi» de 1960).La conception sociologique permet également d’aborder l’analyse des chômeurs sous un angle nouveau. Le chômeur est un travailleur privé d’emploi, c’est-à-dire un sujet qui est plus ou moins poussé à trouver un emploi salarié par certaines conditions sociales, et à qui il est plus ou moins interdit de trouver un emploi par d’autres conditions sociales. La recherche sociologique tente de déterminer ces conditions qui rendent un individu plus ou moins «employable». Elle essaie de savoir si certains traits physiques, démographiques, professionnels et psychologiques ne rendent pas certaines personnes moins employables que les autres. S’il en est ainsi, le chômage est sélectif .Employabilité et sélectivitéLe chômage est-il sélectif? Ne frappe-t-il pas au hasard? S’il est sélectif, quels sont les facteurs de cette sélectivité?La sélectivité du chômageLe fait même de la sélectivité du chômage a été l’objet de nombreuses controverses: les uns contestant cette sélectivité et considérant que les conditions économiques globales étaient seules déterminantes, les autres affirmant à l’opposé que des causes sociales particulières jouaient un rôle essentiel. On peut admettre aujourd’hui que ce problème est résolu.En effet, le chômage n’apparaît pas toujours également sélectif. Très sélectif dans certaines conjonctures, il l’est fort peu dans d’autres. D’une façon générale, on peut dire qu’il est d’autant plus sélectif que le niveau de l’emploi est élevé. En période de bas niveau de l’emploi, il tend à toucher plus régulièrement toutes les catégories d’actifs dans l’ordre démographique, professionnel, géographique. Le chômage de prospérité (Long) atteint certains groupes plus que d’autres. Le chômage de crise frappe davantage au hasard: les conditions globales l’emportent sur les causes démographiques (âge, sexe) ou professionnelles (métier, branche, etc.). On observe alors un phénomène où les déterminismes se situent à l’échelle macroscopique (niveau de l’activité économique) et à l’échelle microscopique (niveau des situations individuelles contingentes). Les caractéristiques sociales intermédiaires (différenciation selon l’espace, l’activité économique, l’âge, le sexe, etc.) n’interviennent efficacement que dans les périodes de conjoncture économique au moins relativement bonne.Les catégories sous-employablesLes catégories d’ordres démographique, professionnel, géographique où les taux de chômage sont les plus élevés sont les catégories les plus sensibles au chômage, c’est-à-dire les plus sélectives. Les sujets qui appartiennent à ces catégories perdent plus facilement leur emploi, quand ils en ont un, que les sujets des autres catégories: on peut dire qu’ils sont plus vulnérables. En outre, ils ont plus de mal que les autres à retrouver, ou à trouver, un emploi: ils sont moins employables , au sens strict du terme. La vulnérabilité et la sous-employabilité, entre lesquelles n’existe d’ailleurs pas de corrélation rigoureuse, sont les conditions premières de la sélectivité du chômage et déterminent la privation d’emploi. L’employabilité des sujets d’une catégorie déterminée est la notion la plus importante; on la mesure à la durée moyenne de chômage. Sur le plan théorique, elle exprime l’unité de la capacité de travail et de la volonté de travail en tant qu’elles comportent des degrés. Sur le plan opératoire, elle se traduit par une probabilité comparable scientifiquement à d’autres probabilités.L’employabilité moyenne des diverses catégories varie selon les structures et selon la conjoncture de la société et de son économie. Ces variations sont plus ou moins intenses suivant l’ordre des catégories considérées. Dans les sociétés industrielles contemporaines, pour une période assez longue, on peut, malgré la quantité et la qualité médiocres des statistiques, déterminer les catégories dont la sous-employabilité est la moins contestable. Ce sont, selon l’âge: les vieux travailleurs (au-delà de cinquante ans et surtout de soixante ans); selon le sexe: les femmes; selon les capacités physiques: les déficients; selon les caractéristiques socio-professionnelles: les travailleurs les moins qualifiés (manœuvres) dont la formation professionnelle est très insuffisante; selon l’origine ethnique ou nationale: les travailleurs d’origine étrangère. Dans les pays industrialisés, les zones où la durée moyenne de chômage reste la plus grande n’ont guère varié depuis la fin du XIXe siècle: ce sont les régions déprimées, peu développées industriellement. Les variations sont plus importantes selon les branches et selon les métiers; toutefois, l’employabilité est faible dans les activités économiques en lente récession d’emploi depuis de nombreuses années.Infériorité économique et réduction de la volonté de travailLa sous-employabilité des individus peut être due soit à leur infériorité économique, soit à leur faible volonté de travail, soit à une combinaison des deux éléments.L’infériorité économique est une variable sociologique qui naît de la situation des individus sur le marché du travail réel. L’infériorité dépend non seulement des qualités du sujet, mais aussi des pratiques et des attitudes des employeurs. En effet, la relation de l’individu à l’emploi ne met pas seulement en cause les caractères de l’employable et de l’emploi et leur ajustement purement technique. Si le rendement est un critère de l’infériorité économique, l’idée du rendement a dès lors une importance aussi grande que le rendement lui-même. Bien des stéréotypes semblent jouer un rôle dans l’infériorité économique. On peut observer, dans de nombreux pays et depuis longtemps, des préjugés tenaces à l’égard des travailleurs d’origine étrangère, des femmes, des travailleurs âgés. Le Bureau international du travail s’est ému de ces pratiques de sélection, qui sont en fait des pratiques de discrimination.Il existe évidemment des conditions économiques de l’infériorité. Les unes sont liées au médiocre rendement de certains individus, particulièrement des diminués physiques ou des travailleurs de bas niveau intellectuel. Leur compétitivité sur le marché du travail est réduite. Toutefois, cette infériorité n’a rien d’absolu: elle est relative aux conditions techniques du travail et plus encore aux conditions sociales de la vie économique. Il n’y a pas d’aptitude en soi ; il reste très souvent possible d’adapter l’emploi à l’employable et de neutraliser l’infériorité de l’employable par des méthodes diverses (éducation et rééducation notamment). Les autres conditions économiques de l’infériorité sont liées non à la situation sur le marché du travail, mais aux médiocres conditions du marché du travail particulier et partiel auquel se trouve soumis le demandeur d’emploi. L’infériorité géographique et professionnelle est de cette nature: certains marchés du travail géographiques et professionnels sont plus étroits que d’autres. La mobilité est seule capable de neutraliser ce type d’infériorité. Elle suppose, surtout dans le domaine professionnel, un niveau de formation élevé. L’insuffisance de formation et le bas degré de qualification mettent les sujets dans une situation d’infériorité très marquée. D’une part, le marché du travail des non-qualifiés présente presque toujours un excès de l’offre de travail sur la demande; d’autre part, les moins qualifiés sont dans une position concurrentielle très mauvaise. C’est un trait caractéristique des sociétés industrielles, qui va en s’accusant. Il explique qu’il puisse y avoir, dans certaines conjonctures favorables, à la fois du chômage et des demandes de travail non satisfaites. Seul le développement de la formation professionnelle, et aussi, plus largement, intellectuelle, peut neutraliser ce type d’infériorité.La volonté de travail du demandeur d’emploi est parfois très réduite et diminue fortement son employabilité. Tout en restant, ou en entrant, sur le marché du travail, il reste plus ou moins marginal. Entendons que non seulement il n’est pas prêt à travailler dans n’importe quelles conditions – ce que personne ne saurait faire –, mais encore qu’il est moins disposé que les autres à prendre certains postes. Par exemple, il sera relativement rebelle à la mobilité géographique ou, à un moindre degré, professionnelle. Il faut ici distinguer deux catégories: d’une part, la catégorie des sujets qui n’ont pas la responsabilité d’un ménage et dont le salaire ne représente qu’un appoint de revenu pour la famille; d’autre part, la catégorie des sujets responsables d’un ménage. L’attachement de la première catégorie à la force de travail est faible; la volonté de travail des sujets de la seconde catégorie est très intense et leur liberté de choix moins grande. Les premiers sont plus mobiles que les seconds. Ces derniers constituent le noyau rigide de la force de travail qui est formée, pour l’essentiel, d’hommes mariés de vingt-cinq à soixante ans et de femmes non mariées du même âge. Pour cette catégorie, la réduction de la volonté de travail est essentiellement fonction d’une forte infériorité économique. Les sujets très infériorisés et depuis longtemps sans emploi perdent courage et finissent par renoncer à chercher du travail.Types, populations et groupementsLes types de chômeursL’utilisation de deux critères, la durée de chômage (indice de l’employabilité) et le niveau d’infériorité (déterminé par le nombre des infériorités et qui n’est qu’un des éléments de l’employabilité), permet d’établir et de fonder systématiquement une typologie des chômeurs. On peut distinguer alors: le chômeur de transition (peu infériorisé, à durée courte de chômage), le chômeur de réserve (peu infériorisé, à durée moyenne de chômage), le chômeur de dépression (peu infériorisé, à durée de chômage longue), le chômeur intermittent (moyennement infériorisé, à durée moyenne de chômage), le chômeur vulnérable (moyennement infériorisé, à durée longue de chômage), le chômeur chronique (très infériorisé, à durée longue de chômage).Ces types sont inégalement représentés dans les diverses populations de chômeurs. Certains dominent très nettement dans certaines conjonctures et structures de la vie économique des sociétés industrielles capitalistes. Dans le chômage de réserve simple du capitalisme libéral domine le chômeur de réserve; mais on y rencontre aussi le chômeur intermittent, qui perd fréquemment son emploi et parvient à retrouver un travail, et le chômeur chronique, qui retrouve rarement et tardivement un emploi. C’est le chômage des sociétés occidentales au cours du XIXe siècle. On trouve de très bonnes descriptions de ces populations chez de nombreux penseurs de cette époque, notamment chez Marx. Cette forme de chômage n’a pas disparu dans les sociétés modernes dans la mesure où elles restent économiquement libérales. Dans les sociétés de capitalisme avancé à caractère libéral, les fluctuations ont pris une telle ampleur que dans les périodes de crise le chômeur de dépression domine très largement parmi des populations de chômeurs de moins en moins différentes des populations au travail. En dehors des crises, les sociétés de capitalisme avancé non interventionnistes connaissent un sous-emploi chronique où le chômeur intermittent est le plus représentatif. La Grande-Bretagne des années vingt est un bon exemple de cette situation. Avec le capitalisme interventionniste apparaît un chômage d’ajustement de haut emploi où le chômeur chronique tient une place privilégiée. Si l’instabilité économique est grande, les populations de chômeurs se divisent en deux groupes bien distincts: celui des chômeurs de transition et celui des chômeurs chroniques. En cas de chômage de réserve lié à des transformations structurelles profondes, on retrouve des conditions économiques, et par là des populations de chômeurs, très voisines de celles des sociétés libérales, avec prédominance de trois types: le chômeur de transition, le chômeur de réserve et le chômeur intermittent. Les jeunes en quête d’un premier emploi sont très touchés.Les populations de chômeursLa composition des populations de chômeurs se distingue plus ou moins de la composition de la population active. Quand le chômage est étendu, dans les périodes de dépression intense et durable en particulier, et qu’il frappe au hasard, en fonction de circonstances individuelles fortuites, les chômeurs sont en général aussi employables que ceux qui ont une occupation et ne sont pas plus infériorisés qu’eux. En revanche, dans des périodes de prospérité, la population des chômeurs est très différente de la population occupée. Plus le chômage est réduit et donc sélectif, plus la composition de la population en chômage a un caractère particulier. Mais, d’une part, cette composition n’apparaît pas immédiatement et, d’autre part, ne tient pas à la sélection des chômeurs dans un secteur limité des actifs, sur le plan démographique, professionnel ou autre. En effet, il y a parmi les chômeurs comme parmi les actifs des jeunes et des vieux, des femmes et des hommes, des manœuvres et des ouvriers qualifiés. Les populations de chômeurs ne sont jamais composées d’une ou de plusieurs parties spéciales de la population active. Ce ne sont jamais uniquement des populations de jeunes ou de vieux, de femmes ou de manœuvres. La plupart des grandes catégories sont largement représentées, même lorsque le niveau du chômage est très bas et que les vieux travailleurs comme les travailleurs déficients sont nombreux parmi les chômeurs. C’est que le trait sociologiquement caractéristique des populations de chômeurs, dès que l’on s’écarte du chômage de grande récession, est l’infériorité, d’un niveau moyen plus ou moins marqué. Il y a des jeunes, des gens valides, des hommes, des cadres et des travailleurs qualifiés, mais tel chômeur de vingt-cinq ans est un déficient, tel cadre a plus de cinquante ans, tel homme valide est un manœuvre. En période de bas chômage, une forte fraction des chômeurs cumulent plusieurs traits d’infériorité. Cela explique que les populations de chômeurs se distinguent surtout les unes des autres en fonction des types dominants.Les groupements de chômeursLes populations de chômeurs ne peuvent donc présenter toutes la même cohésion sociale. Leur unité collective est très variable. Toutefois, ces variations laissent apparaître quelques grandes formes typiques de groupement, en relation avec la composition des populations de chômeurs et le type de chômage.Les populations de chômeurs tendent à former des groupements lorsque le chômage se situe à un niveau assez élevé, soit en raison d’une récession durable et profonde, soit parce qu’il existe un chômage de réserve important. Les types dominants ne présentent pas une infériorité marquée; ce ne sont pas des chômeurs chroniques et des marginaux, mais des sujets qui possédaient avant leur licenciement un emploi stable et qui sont pour une bonne part des hommes valides, assez jeunes, connaissant un métier. Peu différents des salariés qui ont gardé un emploi, ils se trouvent pourtant brusquement placés dans une situation toute différente. Ils se sentent victimes de conditions extérieures et se jugent touchés injustement. Comme leur chômage est relativement de longue durée – il y a peu de chômeurs de transition parmi eux –, ils ont spontanément tendance à reconnaître les liens qui les unissent les uns aux autres. Placés dans une situation commune, tant sur le plan du statut social que sur celui des conditions de vie, ils prennent conscience de leurs intérêts communs, entreprennent souvent des actions communes et en arrivent même parfois à former des organisations. Des phénomènes de ce genre se sont produits assez fréquemment: aux États-Unis, pendant la crise de 1875-1880 et la crise de 1929, en Angleterre au cours de la dépression de 1884-1887, dans divers pays européens en 1907, 1930-1933, en France au cours des événements de mai 1968.Les chômeurs peuvent former un autre type de collectivité lorsqu’une localité tout entière est touchée directement ou indirectement. Ce fut le cas de la petite ville autrichienne de Marienthal où la seule entreprise industrielle avait dû fermer ses portes (Lazarsfeld-Jahoda). Les chômeurs ne forment pas alors un groupe à part, si ce n’est par rapport à la collectivité nationale. Il s’agit d’une communauté locale victime d’une catastrophe sociale. L’unité même des sorts individuels ne permet pas le développement d’attitudes combatives affermissant la cohésion du groupe. Bien au contraire, la vie collective se relâche dans une communauté que ses observateurs ont qualifiée de «lasse». Chaque fois qu’il existe une base écologique des populations de chômeurs (quartier, village ou ville), on voit apparaître des tendances du même ordre. La réaction de groupe est plus celle de la communauté locale que celle des chômeurs eux-mêmes. En ce sens, l’intégration à une communauté locale réduit l’isolement de chaque chômeur, mais empêche la formation d’un groupe strictement fondé sur la situation de chômage. Ce phénomène devient aujourd’hui de plus en plus rare en raison de l’effondrement des communautés locales traditionnelles.En dehors des deux types de populations qui viennent d’être considérés, il n’y a pratiquement aucune cohésion entre les chômeurs. Sans doute la situation de chômage est-elle un puissant facteur de communauté, et il y en a bien d’autres, dans les conditions de vie notamment. Mais lorsque le chômage est de faible ampleur, les chômeurs ne peuvent aucunement former une communauté. Les facteurs de dissociation l’emportent sur les conditions favorables à l’unité collective. Il en est ainsi quand le chômeur chronique domine, ou même quand il est associé au chômeur de transition. Ce dernier est à peine un chômeur, il passe facilement d’un emploi à un autre, il ne reste pas en chômage, il n’a pas conscience d’être chômeur. Le chômeur chronique, quant à lui, est le plus souvent découragé et enfermé dans son cas personnel. On voit donc apparaître des réactions individualistes qui interdisent toute possibilité de groupement. Les chômeurs ne sont plus qu’une «masse» à très médiocre réseau de communications, où le «nous» actif capable de structurer la population est vécu par un très petit noyau, et même le plus souvent n’existe pas.Le statut social du chômeurLe chômeur est un travailleur privé d’emploi. La privation d’emploi, comme donnée objective et comme réalité vécue, prend des formes variées selon les sociétés et les cultures, selon les groupes sociaux auxquels appartiennent les chômeurs.La privation de ressourcesDans une société où les sujets qui disposent seulement de leur force de travail sont soumis au salariat, la privation d’emploi est privation de ressources. Même lorsqu’il existe un système d’allocation ou d’assurance, il y a toujours une réduction du revenu antérieur. D’autre part, l’aide aux chômeurs est en général limitée dans le temps, à moins qu’elle ne diminue avec la durée du chômage. Les répercussions de cette privation sont importantes. Le niveau de vie et le statut socio-économique des chômeurs sont atteints, surtout lorsque les chômeurs sont responsables d’un ménage. Les privations qui s’ensuivent ne concernent pas seulement des éléments superflus du train de vie: on a pu observer en France – avant la création des Assedic (Associations pour l’emploi dans l’industrie et le commerce) qui versent un complément d’allocation aux chômeurs – des carences alimentaires graves dans certaines familles de chômeurs (Carrère). Ce n’est pas seulement le niveau de vie qui est en question, mais aussi, et c’est essentiel, le genre de vie. Le budget des ménages doit souvent être entièrement réorganisé. Il ne suffit pas de réduire les diverses consommations: il faut en sacrifier certaines. Ce changement de genre de vie est fortement perturbant.L’insécuritéLa privation de sécurité est encore plus anxiogène que la privation de ressources. Le chômeur n’a pas cette sécurité relative que donne la possession d’un emploi; il ne sait pas quand il pourra trouver du travail et quel sera ce travail. L’incertitude est source d’anxiété. Pourtant, tous les chômeurs ne sont pas anxieux ou angoissés. À la suite des nombreuses recherches entreprises depuis la grande crise, on peut distinguer trois attitudes fondamentales chez les chômeurs: 1. l’attitude des chômeurs que l’on peut désigner comme tendus, non brisés (Lazarsfeld) ou non résignés (Gatti); ils sont préoccupés de leur avenir, mais combatifs et pleins d’espoir; 2. l’attitude des chômeurs déprimés, désespérés (Lazarsfeld), anxieux (Gatti); ils ont perdu tout espoir de trouver du travail, sont très agités et vivent dans l’angoisse; 3. l’attitude des sujets apathiques qui se sont résignés et se montrent insouciants, indifférents et indolents.Les chômeurs des deux premiers groupes sont inquiets de l’avenir, bien que de façon différente puisque les premiers peuvent être dits anxieux et les seconds angoissés, dans la mesure où le comportement des uns est plus adapté que celui des autres. Ceux du troisième groupe ne sont plus troublés par leur situation. C’est le cas de nombreux chômeurs chroniques. On a pu observer en effet que la longueur du chômage joue un rôle essentiel: au début, l’anxiété croît avec la durée, puis elle devient angoisse et, si le chômage se prolonge trop longtemps, l’apathie survient (Beales et Lambert, Brunngraber). Plus le chômeur est attaché à la force de travail, plus il a de responsabilités dans un ménage – ce qui est le cas du célibataire comme du père de famille ou de la femme divorcée – plus il est disposé à l’anxiété et à l’angoisse. C’est dans la mesure où il ne vit plus réellement la privation d’emploi, et perd sa volonté de travail par excès d’infériorité, qu’il devient apathique. Ayant moins d’employabilité – moins de capacité de travail et moins de volonté de travail –, il est en quelque sorte, comme on l’a déjà vu, moins chômeur. La situation de chômage, prise dans son intégrité, est donc bien anxiogène.Une condition et un statut humiliantsLe chômage véritable est essentiellement lié à une société où le statut de celui qui n’a pas d’emploi, qui en cherche un et reçoit des subsides alors qu’il ne travaille pas, est profondément incertain, ambigu et même conflictuel. D’un côté, en effet, le droit au travail, revendication de la classe ouvrière depuis le début du XIXe siècle, est légalement reconnu dans de nombreux pays à structure capitaliste, en France notamment (Constitutions de 1946 et 1958). Ce droit lui-même implique le droit à une aide publique pendant les périodes de chômage. D’un autre côté, parce qu’il existe un marché du travail et que personne n’est obligé de travailler contre son gré, ou d’accepter un emploi qui ne lui convient pas, l’indemnité versée au chômeur a le caractère d’un secours qui ne doit pas l’encourager à demeurer dans son état. En outre, le travail est fortement valorisé dans notre civilisation: on stigmatise le paresseux qui se laisse entretenir. Il résulte de ces tendances sociales un conflit très réel dans la conscience collective et dans la position du chômeur telle qu’il la ressent et telle que les autres la perçoivent. Il est à la fois le travailleur sans emploi qui peut légitimement attendre de la société qu’elle lui assure un niveau de vie décent, mais aussi un homme toujours suspect de vivre sans rien faire aux dépens de la société. Le mythe du «chômeur professionnel», la discrimination que la conscience collective opère entre le «bon chômeur» (qui a droit à l’estime, à des conditions de vie correctes) et les profiteurs du chômage entretiennent chez les chômeurs sinon de la culpabilité tout au moins de la gêne. Le refus d’emplois qui ne leur conviennent pas aggrave ce sentiment.Les conditions dans lesquelles le chômeur doit recevoir l’indemnité de chômage, ou s’inscrire dans les bureaux de placement, restent dans beaucoup de pays très humiliantes. L’impression de déchéance qu’il éprouve est renforcée par l’aspect d’assistance que prend souvent – notamment en France et selon la volonté du législateur – le versement de l’indemnité de chômage. Cette déchéance n’est pas toujours ressentie comme totalement imméritée. Tout en réagissant contre l’idée qu’ils sont responsables, certains chômeurs, qui ont perdu leur emploi dans des conditions sélectives (ainsi, licenciement individuel dans une grande entreprise), sont acculés à une sorte de honte. L’humiliation est à son comble. Et ce conflit interne nourrit l’anxiété.Le sentiment d’humiliation n’est pas partagé par tous les chômeurs. Certains l’ignorent parce qu’ils s’écartent de la position où la privation d’emploi est à son degré le plus fort. Ils abandonnent le statut de chômeur, avec son ambiguïté et ses contradictions, pour un statut plus sûr et moins infériorisé socialement. Ils se jugent chômeurs par accident, voire par erreur, et provisoirement; ils sont dans l’attente d’une retraite ou d’une pension et se perçoivent déjà dans le statut de «retraité» ou d’«infirme pensionné». C’est le cas de beaucoup de ceux qui ont plus de cinquante-cinq ans ou qui sont diminués physiquement. De toute manière, ceux dont l’infériorité économique est forte – qui sont affectés de plusieurs facteurs d’infériorité – sont très rarement et très faiblement humiliés. Ils n’ont presque jamais de honte et ne ressentent guère que des gênes et quelques vexations dans leurs rapports avec les administrations. Ce sont des chômeurs chroniques, apathiques le plus souvent. À l’opposé, le chômeur de transition et le chômeur de dépression sont peu humiliés. L’un n’est pas en chômage assez longtemps. L’autre ne se sent pas responsable d’une situation qu’il partage avec un très grand nombre de travailleurs. L’humiliation ne touche vraiment que les responsables d’un ménage dont le chômage a un caractère sélectif, relativement personnel, mais qui ne sont pas trop fortement infériorisés et qui sont sans emploi depuis quelques mois. Ces chômeurs réagissent de façon assez agressive à l’égard de la société et sont d’autant plus revendicatifs que leur personnalité est menacée par la perte de l’estime de soi. Ils sont plus facilement humiliés s’ils appartiennent aux groupes salariés non ouvriers de la petite bourgeoisie – employés et cadres moyens – où le prestige du «standing» est une valeur essentielle. Révoltés, mais plus violents en paroles qu’en actes, leur critique porte plus sur les hommes (employeurs ou personnalités politiques) que sur le système social. Le refus de l’assimilation au prolétariat les oriente souvent vers des attitudes individualistes. D’ailleurs, l’isolation sociale – due à la rupture des liens sociaux, professionnels surtout, que provoque le chômage – apparaît chez les ouvriers eux-mêmes, principalement chez les manœuvres, qui sont en général plus faiblement intégrés à la classe ouvrière que les autres. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le chômage détermine très rarement des attitudes révolutionnaires au sens strict. La critique politique prend souvent chez les chômeurs un caractère beaucoup plus fasciste que socialiste, particulièrement dans les deux groupes qui avaient, avant le chômage, les revenus les plus bas et les revenus les plus élevés (Bakke, Stagner).L’intégration du chômeur au monde du travail et l’assimilation de son statut à celui du salarié touché par une maladie semblent la finalité des sociétés industrielles évoluées. Elle va de pair avec une réduction de la liberté dans le choix de l’emploi, liberté du reste très formelle dans la situation d’impuissance des chômeurs. Leur statut est en train d’évoluer. Il évoluera sans doute dans le sens d’une diversification, déjà en germe dans la diversité même des situations où se trouvent les chômeurs actuels.3. Le chômeur dans la sociétéL’accroissement du nombre des chômeurs depuis le milieu des années 1970 ne traduit pas seulement des modifications quantitatives. Un chômage élevé devient moins sélectif, les catégories sociales qu’il touche sont plus nombreuses et plus variées: on n’ignore plus le chômage des cadres ou des jeunes diplômés, même si la masse des chômeurs continue à être formée d’anciens ouvriers et employés, dont la qualification est faible. Les chômeurs constituent désormais un groupe dont l’hétérogénéité s’est accrue. On peut donc se demander si la perception du chômage et la condition de ceux qui en font l’expérience n’ont pas pris des formes nouvelles. Rien ne garantit a priori l’homologie du chômage de la grande crise ou même des années de plein-emploi des «trente glorieuses» et du chômage que connaissent aujourd’hui les sociétés industrialisées. Il suffit d’évoquer l’enrichissement général, l’accroissement de la qualification professionnelle, les interventions de l’État-providence et la maîtrise beaucoup mieux affirmée de la connaissance économique et sociale pour justifier l’interrogation nouvelle sur la condition du chômeur dans les sociétés de la fin des années 1980.L’évolution récente de la notion de chômeurL’interrogation est d’autant plus justifiée que la définition même du chômeur s’est modifiée. Dans les années 1930, la qualité de chômeur était réservée aux hommes adultes, ayant involontairement perdu un emploi de salarié dans une entreprise. La notion de «chômeur» n’était pas séparée de celles de retraité, de malade, d’élève ou de pauvre. Le chômeur restait un assisté, il n’était pas indemnisé, mais secouru (R. Salais et al.). Ce n’est pas un hasard si, depuis la guerre, on propose régulièrement des inclusions ou des exclusions qui aboutissent à de nouvelles définitions du concept, si l’on définit successivement la population sans emploi à la recherche d’un emploi (P.S.E.R.E.) au sens du Bureau international du travail (B.I.T.), les demandeurs d’emploi en fin de mois (D.E.F.M.) au sens de l’Agence nationale pour l’emploi (A.N.P.E.), en données brutes, en données corrigées des variations saisonnières, etc. (J. Freyssinet). Les querelles sur ces définitions et, en conséquence, sur le nombre des chômeurs ne s’expliquent pas seulement par le désir du gouvernement de minimiser ce nombre et par celui de l’opposition de le gonfler. Elles sont liées au fait que la définition même du chômage est administrative, que le taux de chômage est un instrument de la vie sociale et non de la connaissance scientifique et, plus généralement, que la définition même du chômage est le reflet de la conception que la société se fait à un moment donné du travail, de l’emploi et du non-emploi.Le même concept désigne aujourd’hui des populations qui connaissent la même situation administrative, mais dont la condition sociale reste très différente. Si la population des chômeurs comprend 43 p. 100 d’ouvriers et 32 p. 100 d’employés, elle compte aussi 8,5 p. 100 de personnes appartenant aux professions intermédiaires et 2,3 p. 100 de cadres. Toutes les enquêtes révèlent l’extrême variété des situations vécues à l’occasion du chômage en fonction des caractéristiques objectives des individus (âge, sexe, situation familiale, activité professionnelle, niveau culturel) et de la trajectoire sociale qui a précédé l’entrée dans le chômage. Non seulement les conditions proprement économiques (parfois simplement désagréables, parfois tragiques) sont très différentes selon les catégories, mais l’épreuve que constitue le chômage prend des formes autres. Celui-ci vient en effet interrompre une carrière, c’est-à-dire un projet professionnel, tout un système d’attentes et d’aspirations socialement déterminé, dont la définition est intimement liée à l’identité de l’individu. Selon la place que le rôle professionnel joue dans l’élaboration de cette identité, l’expérience vécue du chômage prend des formes différentes. Quelles que soient les difficultés économiques et même lorsqu’elles sont réduites au minimum, l’épreuve est d’autant plus redoutable que l’individu accordait plus de signification à sa carrière ou, plus modestement mais tout aussi profondément, à son travail quotidien.Il est frappant de constater que, dans les années 1980, l’expérience du chômage n’est pas fondamentalement différente de celle des années 1930 (P. Lazarsfeld et al.) ou 1950-1960 (R. Ledrut). Pour le plus grand nombre des chômeurs, pour la masse des ouvriers et des employés, pour les cadres, c’est l’activité professionnelle qui continue à définir la dignité personnelle, à organiser le rythme quotidien hebdomadaire et annuel, à offrir l’occasion privilégiée, souvent unique, de la sociabilité. Lorsqu’ils sont privés de leur emploi, ils perdent l’ensemble de ce qui définit leur statut social et personnel et font l’expérience du chômage total , que caractérisent trois traits: l’humiliation, l’ennui et la solitude (D. Schnapper, 1981).La diversité des expériences vécuesC’est parmi les catégories sociales modestes que la norme du travail comme expression de l’honneur personnel s’impose de la manière la plus directe: l’estime que les individus ont d’eux-mêmes est fondée sur le travail. La crise d’identité et de statut tient à l’identification de l’honneur au travail et à une perception dichotomique du monde social, qui oppose les travailleurs aux fainéants sans honneur et sans dignité. L’humiliation est renouvelée et aggravée à l’occasion de chacun des échecs dans la recherche d’un emploi ou lorsque le chômeur est contraint aux inévitables démarches administratives. Elle contribue à la désorganisation du rythme quotidien: c’était le travail qui définissait a contrario le temps libre et lui donnait son véritable sens. Le temps du chômage n’est pas disponible pour les activités légitimes du loisir (promenades, lectures, télévision) et de la retraite (jardinage, bricolage), c’est un temps vide qui nourrit et entretient le sentiment de l’ennui. Cet ennui est d’autant plus profond qu’un niveau culturel faible interdit de se consacrer à des activités sportives ou culturelles, de comprendre et d’analyser sa situation, qu’une faible insertion sociale rend difficile de compenser, au moins au début du chômage et provisoirement, l’inactivité professionnelle par la sociabilité. Cette compensation ne pourrait d’ailleurs être que provisoire, car l’humiliation et les difficultés financières limitent rapidement toute sociabilité. Dans les milieux sociaux où les conditions de travail, le niveau culturel et le système de valeurs privilégiant l’activité manuelle et pratique limitent les échanges verbaux, l’essentiel de la sociabilité s’exprimait à travers les liens de camaraderie qui s’établissaient à l’occasion et à la suite du travail en commun. Le lieu du travail était aussi un centre d’échanges, un milieu social. Cette forme de sociabilité disparue, la majorité vit le chômage en solitaire.Alors qu’en 1932 les femmes privées d’emploi ne considéraient pas qu’elles étaient au chômage et se déclaraient «non payées mais pas chômeuses» (P. Lazarsfeld et al.), elles connaissent aujourd’hui la même épreuve que les hommes. Les chômeuses, qui avaient intériorisé le statut de l’activité professionnelle, refusent l’identification au seul rôle de ménagère, dont l’activité est peu qualifiée et conduit à une solitude qu’elles jugent dramatique. Ce n’est pas un hasard si, dans tous les entretiens avec des chômeuses, l’expression «entre mes quatre murs» revient de manière lancinante: elle symbolise l’impression de solitude et d’emprisonnement que ressent la chômeuse qui a vu disparaître les échanges sociaux entretenus par l’activité professionnelle. Dans bien des cas s’ajoutent, pour les femmes seules, les conditions économiques difficiles ou dramatiques. Seules certaines jeunes femmes mariées peuvent légitimer pour un temps leur non-travail au nom des charges et des joies de la maternité. L’expérience que font les femmes à l’occasion de leur chômage montre que la norme du travail et de l’emploi comme source privilégiée du statut social s’impose désormais également aux deux sexes.Les cadres, eux, s’efforcent de lutter contre la déprofessionnalisation et la désocialisation spécifiques du chômage total. Ils adoptent des activités de substitution en recherchant, de manière systématique et professionnelle, un nouvel emploi, en «profitant» de la période de chômage pour acquérir une formation complémentaire et augmenter leurs chances de se retrouver sur le marché du travail. Cherchant à se différencier des chômeurs modestes, ils consacrent leur énergie et leur compétence à cette recherche dont ils affirment qu’elle exige plus de temps, de capacités et d’efforts que l’exercice même d’un métier. Ces activités, conseillées et légitimées par la littérature professionnelle, outre leur justification pratique, ont pour effet de permettre aux cadres chômeurs de se maintenir à l’intérieur des normes et des valeurs de l’univers professionnel auquel ils aspirent. Ils restent en activité sur le monde du «comme si» et s’efforcent ainsi de garder leur distance à l’égard du rôle de chômeur, inoccupé et humilié, de retourner, au moins symboliquement, le sens de leur épreuve. Grâce à cette expérience, qu’on peut qualifier de chômage différé , ils ne connaissent pas le vide et l’ennui propres au chômage total. Mais leur sentiment d’humiliation n’est pas moins grand. Pour la majorité des cadres, la carrière constitue une préoccupation constante, «faire carrière» reste la forme privilégiée de l’expression de soi. Or le cadre ne perçoit pas seulement son emploi en terme de rémunération immédiate, mais dans le cadre d’une carrière, comportant des étapes prévues destinées à prendre place à l’intérieur d’un avenir organisé. Avec le chômage, ce n’est pas seulement l’organisation spatiale et temporelle quotidienne qui est remise en question, mais tout le système d’aspirations et de projections dans l’avenir, lié à l’image d’une trajectoire professionnelle. C’est cette trajectoire, qui est aussi un plan de vie, que le chômage vient interrompre, risquant de conduire, s’il dure, à une véritable crise d’identité, que traduit le sentiment d’humiliation et de culpabilité. L’altération de la sociabilité vient aggraver l’épreuve: bien que les cadres ne connaissent pas la même désocialisation que les chômeurs plus modestes, le réseau des relations s’amoindrit progressivement et cela d’autant plus qu’il était plus étroitement issu de l’activité professionnelle. La diminution des ressources financières, le sentiment d’humiliation et de marginalisation contribuent à limiter, parfois à interdire, les formes habituelles de la vie sociale. Au fur et à mesure que se prolonge l’épreuve, la crise de statut et d’identité s’accroît et les avantages que donne aux cadres la possibilité d’adopter les comportements actifs et volontaires s’affaiblissent. Le chômage différé n’a qu’un temps.Tout autre est l’expérience qu’on peut qualifier de chômage inversé que font certains jeunes chômeurs, d’origine sociale moyenne ou même élevée, dotés d’une qualification professionnelle faible, en raison d’un niveau de diplôme insuffisant (ou nul), ou bien inadapté au marché de l’emploi (certains diplômes supérieurs de lettres). Ces jeunes, dont certains n’ont pas fait l’expérience de la vie professionnelle ou qui ne l’ont connue que de manière sporadique, vivent le chômage comme une période de vacances et adoptent les activités correspondantes: promenades, activités culturelles, vie sociale. N’ayant pas intériorisé les normes du travail, ils n’éprouvent aucune humiliation et transfigurent la période du chômage dans les termes de la liberté et de l’épanouissement de soi. Cette transfiguration est encore plus efficace pour ceux d’entre eux qui justifient leur situation au nom d’une vocation artistique ou intellectuelle et participent aux normes et aux valeurs d’une contre-culture, dans laquelle l’emploi, au sens classique du terme, est dévalorisé. Opposant aux rythmes réguliers imposés par le travail organisé les exigences de leur inspiration personnelle, aux nécessités de l’organisation collective la liberté de créer, ils usent avec bonheur de la condition de chômeurs, faisant alterner, au nom de leur vocation, les périodes d’activités partielles et provisoires et les périodes de chômage, dont le sens est inversé .Les effets sociaux du chômageLes diverses expériences vécues des chômeurs se traduisent, pour la majorité d’entre eux, par une condition anomique plutôt que par la révolte violente ou la radicalisation politique. Alors que le taux de chômage avoisine 10 p. 100 de la population active, les chômeurs ne constituent pas un groupe social animé d’une volonté collective et susceptible de mener des actions politiques violentes (C. Durand). La diversité objective des chômeurs ne favorise évidemment pas l’élaboration d’une identité commune. Mais l’enquête réalisée par P. Lazarsfeld à Marienthal, au début des années 1930, dans une petite ville autrichienne où la seule usine avait dû fermer ses portes, montre qu’une population homogène ne développe pas non plus une cohésion de groupe. Une identité négative est peu susceptible de fonder une conscience et une action communes (J. Mouël, O. Gallant, M.-V. Louis, in Sociologie du travail ). C’est sans doute la raison fondamentale pour laquelle l’action proprement politique du Syndicat des chômeurs en France, devenu un organisme d’aide sociale et de solidarité professionnelle efficace, un lieu actif d’échanges et de réflexions, est restée limitée. De plus, les plus actifs d’entre eux, ou les plus favorisés, consacrent toute leur énergie à échapper réellement et symboliquement à la condition de chômeurs, non à l’assumer ou à la revendiquer. Les chômeurs appartiennent à une même catégorie administrative, ils ne forment pas un véritable groupe social, doté d’une volonté collective susceptible de s’exprimer dans l’ordre politique.La situation anomique explique aussi que, si certains chômeurs, militants actifs lorsqu’ils avaient un emploi, gardent leur activité de syndicalistes, le statut de chômeur empêche le plus souvent de compenser l’inactivité professionnelle par d’autres occupations. Le chômeur qui n’a jamais milité dans un syndicat ou dans un parti politique n’utilise pas le temps du chômage pour commencer une période d’activité militante, que lui interdit son sentiment d’humiliation et de marginalité. Le militantisme syndical et même partisan peut être considéré comme une des composantes de l’activité professionnelle, une des formes que prend l’insertion sociale au même titre que le travail lui-même. Or le chômage affaiblit la conscience collective liée à l’emploi et la participation sociale liée à ce même emploi.Les effets du chômage sur les résultats électoraux peuvent être directs (le vote des chômeurs) ou bien indirects (le vote des non-chômeurs en fonction de l’existence du chômage). Existe-t-il un effet direct du chômage sur le comportement électoral, autrement dit les électeurs modifient-ils leur vote à cause de leur expérience du chômage? Et, si c’était le cas, quel serait le sens de cette modification? Peut-on par ailleurs penser que l’idée du chômage, en d’autres termes, le chômage des autres, la connaissance du taux de chômage ou, plus concrètement, la fréquentation de familiers, d’amis et de voisins chômeurs conduit nombre d’électeurs à modifier leurs choix électoraux? Et, si c’était le cas, quel en serait le sens: un vote plus à gauche, plus à droite, contre le gouvernement en place, pour le gouvernement supposé plus compétent?Nous ne disposons pas de données démonstratives sur l’effet direct du chômage. Si l’on accepte les analyses d’Alain Lancelot démontrant le lien entre l’abstention et le degré d’intégration sociale, on peut faire l’hypothèse d’une abstention plus forte parmi les chômeurs qui connaissent le chômage total ou le chômage inversé , c’est-à-dire la très grande majorité d’entre eux. On peut penser d’autre part que les cadres chômeurs, consacrant toute leur énergie à ne pas adopter les comportements de chômeurs, ne modifient pas leurs votes habituels. De fait, une enquête approfondie, bien que réalisée sur un très petit échantillon (31 cas), montre que les chômeurs se répartissent dans leurs votes comme le reste de la population et que les modifications de leur vote d’une élection à l’autre ne sont pas différentes (Garrigou, Lacroix, in Les Temps modernes ). Le chômage ne détruit pas toutes les formes de fidélités historiques, familiales ou religieuses, qui orientent les comportements électoraux. Dans leur majorité, les chômeurs appartiennent aux catégories de la population qui participent peu à la politique et font l’expérience du chômage total . Cette épreuve ne peut que les décourager un peu plus et accentuer encore leur tendance à l’abstention. Comme, d’autre part, ils appartiennent aux couches de la population les plus susceptibles de voter à gauche, l’effet objectif de leur situation de chômeurs peut être d’ôter quelques suffrages aux partis de gauche, certains chômeurs, électeurs traditionnels de la gauche, renonçant à exercer leur droit de vote, comme ils renoncent progressivement à toutes les formes de participation sociale, au fur et à mesure que dure le chômage.La relation entre le chômage et l’opinion publique n’est pas moins complexe. Des enquêtes réalisées par les instituts de sondage, on peut tirer la conclusion que l’opinion n’évolue pas en raison directe du nombre global des chômeurs, mais que des licenciements massifs dans une région donnée, dont l’annonce est faite par les médias au niveau national, conduit l’opinion à juger importante la lutte contre le chômage. On peut aussi constater qu’en élisant un président de gauche en 1981 et en lui donnant une forte majorité parlementaire, les électeurs espéraient qu’il pourrait contribuer à résoudre le problème du chômage et qu’au cours des élections suivantes ils avaient abandonné cet espoir (O. Duhamel, J. Jaffré, in Les Temps modernes ). Autrement dit, l’effet du chômage sur les élections reste médiatisé par une série d’autres facteurs, de nature économique et politique. Le chômage, à lui seul, n’a pas d’effet direct et simple sur les résultats des élections.L’attitude à l’égard du chômage ne peut être comprise indépendamment de l’attitude à l’égard du travail et de l’emploi: c’est la signification donnée au travail et à sa forme privilégiée dans nos sociétés, l’emploi salarié à durée indéterminée, qui confère sa signification à la période de chômage. Dans des sociétés productivistes, la valeur accordée au travail, héritée de la triple tradition de l’enseignement de l’Église, de la pensée libérale et des théoriciens socialistes, n’a pas fondamentalement changé depuis les années 1930. L’emploi et la qualification continuent à fixer la position d’un individu dans la société, par rapport à soi et aux autres, à définir son identité personnelle et sociale. Reste que les chômeurs vivent des conditions sociales différentes et appartiennent à des groupes sociaux différents, en sorte que le chômage constitue, plus encore qu’un révélateur, une condition différemment vécue et utilisée par les différents groupes sociaux.• XIIIe; de chômer1 ♦ Vx Action de chômer (1o). Le chômage des dimanches, des jours de fête. Temps passé sans travailler.2 ♦ Mod. Interruption du travail. Industrie exposée au chômage. Chômage d'une usine, d'une mine.3 ♦ Cour. Inactivité forcée (d'une personne) due au manque de travail, d'emploi. Ouvriers en chômage. Être au chômage. Allocation de chômage. Chômage structurel, conjoncturel. Chômage frictionnel. Chômage saisonnier. Chômage technique : arrêt momentané du travail dû à un problème fonctionnel.♢ Par ext. Situation de la population active sans travail, sans emploi. Taux de chômage. Lutte contre le chômage.4 ♦ Fam. Allocation versée aux demandeurs d'emploi. Toucher le chômage. — Var. fam. (3o, 4o) CHÔMEDU [ ʃomdy ]. Être au chômedu.⊗ CONTR. Activité, 1. travail; plein-emploi. ⊗ HOM. Chaumage.Synonymes :Contraires :chômagen. m. Fait de chômer, interruption de travail; état d'une personne privée d'emploi.— Chômage partiel, par réduction des horaires.— Chômage technique, imposé à certains secteurs par l'impossibilité, pour d'autres secteurs ou entreprises, de fournir les éléments indispensables à la fabrication.— Chômage structurel, dû à l'inadéquation qualitative entre l'offre et la demande de travail.— être au chômage ou (Québec) en chômage.|| (Québec) Fam. Indemnités versées par une assurance-chômage.— Avoir son chômage, retirer du chômage, être sur le chômage: toucher des indemnités.⇒CHÔMAGE, subst. masc.A.— Suspension des travaux le dimanche et les jours de fête. Le chômage du dimanche, le chômage des jours fériés. Le chômage d'une multitude de fêtes (ABOUT, La Grèce contemporaine, 1854, p. 268) :• 1. Ce qui me frappait le plus, c'était l'apparence fantastique de la vieille femme, qui était pourtant une véritable paysanne, mais qui ne tenait aucun compte des dimanches, et filait sa quenouille ce jour-là avec autant d'activité que dans la semaine, bien que l'observation du chômage soit une des plus rigoureuses habitudes du paysan de la Vallée Noire.G. SAND, Histoire de ma vie, t. 2, 1855, p. 280.B.— P. ext. Situation d'une personne, d'une entreprise, d'un secteur entier de l'activité économique caractérisée par le manque de travail. Être en chômage, indemnités de chômage, l'augmentation du chômage en France, politique de lutte contre le chômage, résorber le chômage, la hantise du chômage. Ouvriers réduits au chômage (JOFFRE, Mémoires, t. 2, 1931, p. 195). Le chômage dans (...) la chaussure (ABELLIO, Heureux les pacifiques, 1946, p. 155) :• 2. Voilà deux misérables, deux serfs, mais différemment serfs. L'un de l'éternelle fixité des vœux absurdes qu'il lui faut faire demain, l'autre des hasards, des arrêts subits d'un métier de luxe, toujours menacé du chômage et de la faim.MICHELET, Journal, 1854, p. 252.• 3. Dans le secteur industriel, les chômeurs ou anciens chômeurs, ceux qui connaissent ou ont connu, dans le passé, la crainte du chômage, votent généralement à gauche.Traité de sociol., 1968, p. 68.SYNT. Chômage total, chômage complet. Situation d'un travailleur, habituellement rémunéré, auquel on ne peut trouver un autre emploi (cf. J. LECAILLON, Le Chômage, pour qui? pourquoi? Paris, Le Centurion, 1975, p. 29). Chômage partiel. Situation d'un travailleur qui, tout en gardant son emploi, subit du fait des conditions économiques, une réduction de son horaire hebdomadaire de travail (cf. DE GAULLE, Mémoires de guerre, 1959, p. 449). Chômage technique, mise en chômage technique. Arrêt de la production provoquée par le manque de pièces détachées, de matières premières, ou par l'importance des produits invendus (cf. J.-P. DUMONT, Le Monde, 30 mai 1975, p. 43). Chômage saisonnier. Situation résultant de la variation saisonnière des débouchés dans certains secteurs travaillant généralement en plein-air (agriculture, bâtiment, hôtellerie, etc.) (cf. VERNE, L'Île mystérieuse, 1874, p. 541). Chômage cyclique. Celui que l'on constate dans les périodes de dépression économique (cf. ROMEUF t. 1 1956). Chômage technologique. Situation liée aux améliorations techniques de production qui suppriment plus d'emplois qu'elles n'en créent (cf. PERROUX, L'Écon. du XXe s., 1964, p. 449). Chômage structurel. Temps d'adaptation ou de reconversion lié aux transformations de la structure d'un emploi et touchant particulièrement ,,les jeunes ayant acquis des diplômes préparant à certaines professions et ne trouvant pas les emplois correspondants parce qu'ils ont été mal orientés`` (cf. J. LECAILLON, op. cit., pp. 33-34). Chômage fractionnel. Inactivité momentanée résultant du fait qu'il existe toujours, dans une économie en mouvement, une part de ressources inemployées (cf. ROMEUF t. 1 1956, p. 223).— Spéc., rare.1. [En parlant d'un moulin] Cessation de l'usage.2. [En parlant d'un canal] Arrêt des activités, durant la période des basses eaux, permettant d'effectuer les travaux de curage et les réparations. Bateau immobilisé par le chômage (RENARD, Journal, 1903, p. 830).Rem. Sens attestés ds la plupart des dict. gén. du XIXe et du XXe s.C.— Au fig. [En parlant de la pol., de l'argent, des sentiments, etc.] Inactivité, cessation d'action, stagnation des profits. Argent en chômage, politique en chômage :• 4. Est-ce d'une fin d'après-midi parfumée d'anis, d'un chômage sentimental ou de cette boucherie déchirante [la course de taureaux] que je suis malade?MORAND, Ouvert la nuit, 1922, p. 68.Prononc. et Orth. :[
]. Ds Ac. 1718 et 1740s.v. Chommage. Ds Ac. 1762-1932 sous la forme moderne (cf. chômer). Homon. chaumage. Étymol. et Hist. 1273 (Etablissement de St Louis, II, XII, p. 359, Viollet ds GDF. Compl.). Dér. de chômer; suff. -age. Fréq. abs. littér. :175. Bbg. GIRAUD (J.), PAMART (P.), RIVERAIN (J.). Mots dans le vent. Vie Lang. 1971, pp. 692-693. — GOTTSCH. Redens. 1930, p. 272. — Petit vocab. « technol. » Actual terminol. 1972, t. 5, n° 8, p. 4.
chômage [ʃomaʒ] n. m.ÉTYM. 1273; de chômer.❖1 Vx. Action de chômer (1.), de ne pas travailler (volontairement). || Le chômage des dimanches, des jours de fête. || Se reposer un jour de chômage.2 Vieilli. Interruption du travail. || Industrie exposée au chômage. || Le chômage d'une usine, d'une mine.♦ Temps passé sans travailler.0.1 (…) il ne faut pas oublier que l'hiver arrive et que, par les grands froids, le bois est difficile à travailler. Comptons donc sur quelques semaines de chômage (…)J. Verne, l'Île mystérieuse, t. II, p. 768.3 (Répandu XIXe). Mod. a Inactivité forcée due au manque de travail, d'emploi. || Être au chômage. ⇒ Chômeur. || Ouvriers en chômage. || Réduire des ouvriers au chômage en fermant une usine. || Allocation, indemnité, secours de chômage. || Assurance-chômage. || Chômage résultant d'une crise économique, de reconversions industrielles. || Chômage structurel. || Chômage frictionnel. || Chômage saisonnier; partiel (par réduction des horaires). || Chômage technique : chômage partiel avec réduction imposée des horaires de travail. || « (Le) secrétaire général adjoint (…) a brutalement durci le ton (…) En clair, la C. F. D. T. annonce qu'à toute mesure de chômage technique elle est prête à répondre par l'occupation » (le Nouvel Obs., mars 1975, no 540, p. 38). || Lutter contre le chômage. || Mesure, politique contre le chômage (dite « antichômage »).1 Le chômage, c'est-à-dire l'interruption de travail par suite du renvoi de l'ouvrier et de la difficulté pour lui de s'embaucher ailleurs — renvoi causé soit par la morte-saison, soit par une crise économique entraînant la suspension ou le ralentissement de la production, soit par la fermeture d'atelier à la suite d'événements tels qu'incendie, faillite, décès du patron, etc. — constitue le plus fréquent, et, disons aussi, le plus incompréhensible de tous les risques pour le salarié.Charles Gide, Économie politique, t. II, p. 396.2 Le chômage engendre le chômage.A. Maurois, B. Quesnay, XXV, p. 162.3 Il y a en Amérique, comme en tout pays, un chômage endémique et même avant la crise (de 1929), on comptait environ deux millions de chômeurs.A. Maurois, les Chantiers américains, p. 21.♦ Var. fam. : chômedu [ʃomdy] n. m. (signifie aussi « chômeur »). || Être au chômedu.4 (…) les grues grises se mouvaient avec lenteur parmi cette flotte disparate. Ce qui surprenait, c'était combien les hommes restaient clairsemés dans tout ce bigntz (bin'z). La main-d'œuvre devient de plus en plus inutile. Quelques pelus pour actionner des mécaniques, et puis ça va bien. Dockers ? Zob ! Au chômedu !San-Antonio, Chauds, les lapins !, p. 62.♦ Administration qui s'occupe des personnes en chômage. || S'inscrire au chômage. || Aller pointer au chômage.❖CONTR. Activité, occupation, travail.HOM. Chaumage.
Encyclopédie Universelle. 2012.